Arles : la maison d'édition Actes Sud, bête à Goncourt

7 novembre 2017 à 11h15 par sarah rios

RADIO CAMARGUE

Eric Vuillard a remporté le prestigieux prix littéraire, pour le roman "L'ordre du jour", édité par la maison arlésienne.

Cela devient une bonne habitude. Pour la quatrième fois depuis 2004, et pour la deuxième fois en trois ans (*), Actes Sud a décroché, hier, le prestigieux prix Goncourt, grâce à Eric Vuillard, récompensé pour son roman "L'ordre du jour". Forcément, au coeur de la maison d'édition arlésienne, la nouvelle, qui s'est très vite répandue depuis le restaurant Drouant à Paris où a été proclamé le lauréat, a donné le sourire à toute une équipe, des bureaux du Méjan jusqu'à la librairie. Un collectionneur des Goncourt est d'ailleurs venu demander le premier tirage du livre dès la réouverture du magasin, à 13h30, et le sujet sera rapidement sur toutes les lèvres. "Les gens nous en parlent, les Arlésiens sont toujours très contents pour nous", raconte une employée.

Content, on l'est aussi du côté de la direction. "C'est une bonne chose, confie le directeur d'Actes Sud, Jean-Paul Capitani. Ça prouve surtout que l'on a de bons auteurs, car objectivement, ce sont eux qui ont le Goncourt !"

"Il y a beaucoup de joie, de fierté, c'est une magnifique journée, que vous dire de plus ?, ajoute Bertrand Py, directeur éditorial de la maison d'édition. Ce Goncourt est inattendu, parce qu'il n'y a pas en général de livres sortis au printemps dans la sélection, mais pas étonnant. Le jury est très attentif depuis longtemps au travail d'Éric Vuillard, qui a une approche littéraire particulière, une manière de tutoyer l'histoire qui caractérise son oeuvre. Et il a la certitude d'avoir un écrivain qui restera dans les mémoires, mais en même temps un livre grand public qu'on peut mettre entre toutes les mains. Il est facile à lire, joyeux, porté par une écriture vive et percutante, même s'il aborde de graves questions (lire ci-dessous)."

"Ça ne tombe pas du ciel"

Comme Jean-Paul Capitani, Bertrand Py met donc en avant les qualités de l'auteur. "L'explication d'un Goncourt vient toujours du talent de l'écrivain", lâche-t-il. Mais encore faut-il être capable de les dénicher. Et Actes Sud est passé maître en la matière, parvenant régulièrement à damer le pion aux maisons parisiennes Gallimard, Flammarion, et autres Albin Michel. "On compte dans le panorama, reconnaît Jean-Paul Capitani. Si on croit à ce qu'on fait, on peut y arriver, et on peut le faire depuis la province. Mais c'est un long travail. Ce prix, ce n'est pas quelque chose qui tombe du ciel."

"Nos livres ne sont pas meilleurs car ils sont publiés en Provence, poursuit Bertrand Py. Ce qui compte, c'est la qualité de l'auteur, et la conviction de l'éditeur, son indépendance d'esprit, sa créativité." Bref, une identité forte qu'Actes Sud a patiemment forgée, en presque 40 ans d'existence, au Paradou d'abord, et depuis 1983 sur les bords du Rhône, à Arles.

(*) Actes Sud a obtenu le prix Goncourt en 2004, avec Laurent Gaudé pour "Le Soleil des Scorta", en 2012, avec Jérôme Ferrari pour "Le sermon sur la chute de Rome", en 2015 avec Mathias Enard pour "Boussole", et cette année donc avec Eric Vuillard pour "L'ordre du jour".

"L'ordre du jour"

Né le 4 mai 1968 à Lyon, Éric Vuillard a une façon unique de se glisser dans les coulisses de l'Histoire pour donner à ses lecteurs une autre grille de lecture d'événements a priori archi-connus dans des romans-récits assez courts, revendiquant une part d'invention minime, celle de "prêter quelques pensées, des sentiments aux personnages". Après la chute de l'empire Inca (Conquistadors, 2009), la conquête coloniale (Congo, 2012) et la Révolution française (14 juillet, 2016), L'ordre du jour est l'occasion de revisiter l'arrivée au pouvoir des nazis. Orfèvre en écriture, l'auteur a choisi de raconter l'Histoire en insistant sur les détails. Une hérésie ? Sûrement pas! "La vérité est dispersée dans toute sorte de poussière", écrit-il.

Le livre fait le récit de la montée du nazisme entre 1933 et 1938. Il le fait à travers quelques scènes clés : il raconte par exemple comment les capitaines d'industrie, emmenés par Gustav Krupp, sont reçus par Goering, puis par Hitler, pour une levée de fonds pour le régime nazi, et comment ils se "couchent" devant le nouveau chancelier, ne poursuivant que leurs propres intérêts financiers. Éric Vuillard interpelle le lecteur : " Opel, Siemens, Bayer, IG Farben, Telefunken, Allianz (...) sont nos voitures, nos machines à laver, nos produits d'entretien, nos radios-réveils, l'assurance de notre maison..." qui ont financé l'effort d'éradication des communistes et l'accès au pouvoir des nazis.

En seulement 160 pages, l'écrivain au regard implacable - rien n'est inventé, tout est vrai - embrasse de façon magistrale cette tragédie européenne du XXe siècle. Il prouve que l'histoire est toujours une autre manière de regarder le présent. L'emprise de la finance, l'aggravation des inégalités, la montée du racisme qu'il décrit font forcément écho avec notre époque.

Également décerné hier, le prix Renaudot a été remis à Olivier Guez pour La Disparition de Josef Mengele, publié chez Grasset. L'écrivain, journaliste et scénariste strasbourgeois âgé de 43 ans a reçu le prestigieux prix littéraire, devant Mahi Binebine, David Lopez, Patricia Reznikov et Anne-Sophie Stefanini. Avec La Disparition de Josef Mengele, il succède à Yasmina Reza, consacré l'an dernière pour Babylone.

Son livre fait le récit "âpre et sec" des années de fuite du médecin nazi. Pour parler du docteur Mengele, un "sale type", connu pour ses expériences sur les jumeaux qu'il sélectionnait sur la rampe des chambres à gaz, "il n'était pas question de faire de la métaphore", confiait récemment l'auteur à l'AFP. Trois ans d'écriture et de recherches, notamment au Brésil - où Guez a retrouvé la ferme où Mengele s'était terré -, ont été nécessaires pour aboutir à La disparition de Josef Mengele.

Se coltiner ce "personnage abject et médiocre" n'a pas été une sinécure. "Ça a été compliqué de cohabiter avec Mengele. Mais à un moment il faut monter sur le ring. L'affronter". Olivier Guez s'est imposé après six tours de scrutin. Enfin le prix Renaudot Essai a été décerné à Justine Augier pour De l'ardeur (Actes Sud).

La marque de Françoise Nyssen

Avant de devenir ministre de la Culture, en mai dernier, Françoise Nyssen était la directrice des éditions Actes Sud. Et c'est sous sa conduite que la maison arlésienne a pu engranger ses premiers Goncourt. Mais aujourd'hui, la ministre "n'exerce plus aucune fonction à Actes Sud", rappelle le directeur éditorial Bertrand Py. Avant de préciser, pour éteindre la polémique naissante : "On peut l'associer à ce prix, car le roman a été publié avant qu'elle ne soit ministre, mais il ne faut pas confondre les choses. C'est un bon livre et un bon auteur qui sont récompensés, ce prix, on ne le doit à personne d'autre."

Que "pèse" un Goncourt ?

Le prix Goncourt est doté d'un chèque de dix euros, mais son enjeu économique est autrement plus important. Gage de qualité et label d'exigence, il fait la joie des lecteurs, notamment durant les périodes de Noël. Un roman primé s'écoule, selon les cas, de 200 000 à 500 000 exemplaires.

Selon une enquête de l'institut allemand GfK qui porte sur les années 2012 à 2016, un livre primé par le Goncourt atteint en effet 398 000 ventes en moyenne, loin devant le prix de l'Académie française (246 000 exemplaires vendus) ou encore celui du Renaudot (221 000). Définitivement installé dans le paysage culturel français comme la référence littéraire absolue, le prix Goncourt est cependant détrôné par les ventes de son petit cadet: le prix Goncourt des lycées. Toujours selon GfK, de 2012 à 2016, les ventes des livres récompensés par ce prix ont atteint 443 000 exemplaires en moyenne, près de 50 000 de plus que le Goncourt ordinaire.

Source: la provence.